Les années dionysiaques

L’Exubérance est Beauté.
William Blake

Une dilapidation d’énergie est toujours le contraire d’une chose, mais elle n’entre en considération qu’entrée dans l’ordre des choses, changée en chose. C’est que généralement, dans le sacrifice ou le potlach, dans l’action (dans l’histoire) ou la contemplation (la pensée), ce que nous cherchons est toujours cette ombre – que par définition nous ne saurions saisir – que nous n’appelons que vainement la poésie, la profondeur ou l’intimité de la passion. Nous sommes trompés nécessairement puisque nous voulons saisir cette ombre.
Georges Bataille, La Part maudite

Saisir le mythe des origines que l’artiste, plus ou moins en aveugle, plus ou moins tragiquement, revit de tableau en tableau, aide à comprendre le fonctionnement de l’œuvre entier. La rencontre de l’homme importe alors, pour tâcher de reconnaître en lui le dieu qui est son aigle et sa chimère, et en filigrane dans l’histoire de son œuvre les légendes de sa vie imaginaire. À ce niveau d’être supérieur où toute création réactive un mythe, Jean Paul Riopelle jeune et triomphant fait penser à Dionysos, le dieu de toutes les contradictions, entre puissance et fragilité, éternité et passage, ordre et chaos, anarchie et stagnation. Un tableau de 1955-56 s’intitule Neptune et Bacchus 1955.068H, Bacchus étant le nom latin du dieu grec Dionysos. Avec une clairvoyance introspective, Riopelle désigne ses ancêtres mythiques, ses dieux identitaires. Si Bacchus occupe la scène durant la maturité, Neptune jouera le premier rôle, l’âge venant.

Les nombreux portraits de l’artiste confirment une impression de puissance : forte tête, chevelure abondante, encolure massive, torse court mais corps solidement planté en équilibre sur les pieds écartés. Pourtant, quand je l’ai rencontré pour la première fois, la fragilité de son allure m’a surprise, surtout la délicatesse presque féminine des mains, ces mains qui ont prodigué l’abondance des œuvres, les grands formats dans tous les médiums, la générosité de la pâte picturale, son débordement all out. Tous les critiques ont souligné la vitalité inépuisable dont sa production témoigne, la dépense d’énergie et de matière nécessaire pour couvrir sur plusieurs épaisseurs la surface des grands formats, particulièrement dans ces années 1954-59.

MONIQUE BRUNET-WEINMANN