Riopelle, l’écart absolu

MICHEL WALDBERG

“Si loin que vous alliez, si haut que vous montiez, il vous faut commencer par un simple pas.”
Shitao, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère

“On ne fait jamais qu’un pas dans la vie.”
Riopelle, in Pierre Schneider, Riopelle, signes mêlés

La démarche de Riopelle m’a toujours paru de nature initiatique. Il ne s’agit pas pour lui de faire du “joli” ni même de produire du “beau” (quand bien même, convulsivement, la beauté serait atteinte). Il s’agit au contraire de faire apparaître, à son regard propre comme à celui du contemplateur, anonyme et multiple, de l’oeuvre à venir, l’étroite affinité, quand ce n’est pas l’identité dialectique, de réalités supposées distinctes ou contradictoires: l’ici et l’ailleurs, le fini et le transcendant, le microcosme et le macrocosme. Tant il est vrai que sa démarche semble régie par le principe de la Table d’émeraude: “Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut comme ce qui est en bas, afin que s’accomplisse le miracle d’une seule chose.” Ce “miracle” ne peut s’accomplir que dans un état voisin de la transe, une dédication totale à l’instant, sans l’ombre d’une réticence. Ce que résume la parole maintes fois réitérée de Riopelle: “Quand j’hésite, je ne peins pas; quand je peins, je n’hésite pas.” Riopelle assume en peignant, en se lançant à corps perdu dans la peinture, absolument réceptif à ce que la peinture va dévoiler (de lui-même et du monde, visible ou invisible), le rôle même qui est, dans les sociétés dites primitives, celui du chaman: explorateur des territoires transsubtantiels, maître du feu, de l’envol et de l’extase. La peinture telle que Riopelle la conçoit, mais surtout, suréminemment, la pratique, peut être, sans forcer le trait, l’analogie, assimilée à une technique chamanique de l’extase. Peu importe alors sa détermination (figurative ou abstraite) puisqu’elle nous parle de l’invisible, ou de ce qui n’est visible que dans le ravissement. Il ne s’agit pas, en effet, pour Riopelle, d’abstraire du réel quelque morceau choisi (pour, en quelque sorte, le consacrer par une opération qui transforme, en le délimitant, l’espace profane en espace sacré), mais au contraire d’aller vers les choses, de s’y fondre, de s’y amalgamer. De s’incorporer l’espace, tout l’espace qui, dès lors, cesse d’être l’ailleurs, le dehors, l’incommensurable. Ce que Riopelle récapitule en disant: Mes tableaux considérés comme les plus abstraits auront été, pour moi, les plus figuratifs au sens propre du terme. À l’inverse, les oies, les hiboux, les orignaux… Ces peintures dont on croit lire le sens ne sont-elles pas davantage abstraites que le reste? Abstrait: “abstraction”, “tirer de”, “faire venir de”… Ma démarche est inverse. Je ne tire pas de la Nature, je vais vers la Nature.

À vrai dire, l’abstraction n’existe pas en peinture. Turner est passé tout près, Monet aussi… Vuillard plus encore. L’abstraction est impossible; la figuration tout autant. Peindre le ciel? Exclu, foutu d’avance! On pourrait s’y risquer à condition, toutefois, de n’avoir jamais vu le ciel. En ce sens, je l’ai déjà dit, je suis moins impressionniste que dépressionniste. Je m’éloigne juste ce qu’il faut de la réalité: je ne m’en sépare pas totalement. Je prends ma distance par rapport au réel. Quelle distance? La bonne.

Cette distance est double: elle est la distance parcourue dans “l’infini turbulent”, elle est aussi la distance établie entre le peintre (le chaman) et le monde où il a sa demeure. Comme le note Eliade, le chaman ” cherche la solitude, devient rêveur, aime flâner dans les bois ou les lieux déserts, a des visions, chante pendant son sommeil5… ” Il y a de cet ermite, de ce réfractaire chez Riopelle. Profondément mélancolique malgré les expressions (rire, parler haut, fort et droit) de la joie, du pur plaisir d’être là. Malgré le don, inné chez lui, de fraterniser dans l’instant.

1. Tabula smaragdina, traité d’alchimie médiévale, attribué par ses auteurs à Hermès Trismégiste.
2. Voir sainte Thérèse d’Ávila, Ma vie: ” (…) Ravissement, privation, élévation, vol de l’esprit, enlèvement, c’est tout un, et ces différents noms n’expriment qu’une même chose, qu’on appelle aussi extase. Faut-il rappeler que le “vol de l’esprit” est considéré traditionnellement comme l’une des “spécialités” du chaman?
3. Gilbert Érouart, Entretiens avec Jean Paul Riopelle, Liber, De vive voix, 1993.
4. Pour reprendre un titre d’Henri Michaux.
5. Mircea Eliade, ” Chamanisme “, Encyclopædia Universalis, Vol. 4.